Le journal d'un vieux fou au Timor-Leste (blog de Claude Hudelot)

Du blog de Claude Hudelot (sur Médiapart)

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2.06.2019. Lever 4h. Avec Lurdes Pires, la coproductrice et poisson pilote du projet de film.

Lurdes parle l’anglais, le portugais, le tetum, langue spécifique au Timor-Leste (parfois orthographiée tetun), le yolngu (langue de cette tribu aborigène australienne remarquable d’Arnhem Land, et se débrouille aussi bien en fataluku qu’en indonésien.

Départ de Darwin avant l’aurore. Et arrivée à Dili, capitale du Timor-Leste dès 7h30.

Direction l’hôtel Backpakers, comme abandonné. On murmure que sa proprio, Kim l’Australienne, s’est fait la malle. J’y laisse malgré tout mes affaires.

Puis avec Lurdes, nous allons chez sa sœur et son beau-frère, Alexandre, paysan portugais reconverti dans ce business. Tous deux ont adopté deux filles. L’une « noire », selon le terme de Lurdes. Ce sera une beauté. L’autre au teint plus clair.

Elles s’approchent de nous avec timidité, et là, surprise, elles nous prennent la main et dans un même mouvement se courbent et portent celle-ci au front, en signe de grand respect.

Ici, le respect des anciens n’est pas un vain mot. Très tôt, les parents ou les grands-parents apprennent aux petits comment ils doivent se comporter, comment saluer, comment passer devant un adulte en se courbant en mettant la main droite devant son corps, tendue comme pour fendre l’air et ouvrir la voie en murmurant à plusieurs reprises « Permisi, permisi »…Graziella Maria, deux ans, petite-fille de Julio et d’Aurora, le fait si bien.

Plus tard, nous allons prendre un petit déjeuner au « Café Alexandre », minuscule, 20 M2 tout au plus, trois petites tables et un comptoir à gâteaux.

Sachant qu’il existe tout près de là un Consulado honorario de Mexico…qui loue des chambres ( !?), je m’y précipite. Superbe petit patio avec fontaine, et autour des chambres de plain pied d’un jaune vif, des arbres, dont un santal. Casa do Sandalo, telle est l’appellation de ce havre.

Avec un fils d’Alexandre, nous retournons en scooter à l’hôtel Backpapers. J’explique que j’ai trouvé mieux pour le même prix – 45 $ américains, la monnaie du pays, où les prix sont d’ailleurs exorbitants si on les compare à ceux des pays alentour, de Bali par exemple ou de Lombok – et nous voilà repartis. Je tiens haut ma (trop) grosse valise. Mission accomplie.

Malgré la chaleur, je décide de visiter le Museo de la Resistencia situé dans le même quartier Le Bairrio Central. Belle façades, belle apparence. Malheureusement, les textes, très nombreux, sont écrits en tetum et en portugais.

Tout de même, chaque visiteur comprendra la violence de la lutte, de 1975 à 1999, contre l’envahisseur indonésien. Certaines séquences, par exemple celles d’une embuscade tendue à l’ennemi, sont d’autant plus insoutenables que rien ne nous est épargné.

Puis avec Lurdes, nous allons déjeuner dans un petit warong, chez une de ses amies, Fina, petite-fille d’un rajah, au bord de la plage. Nous rejoint une jeune femme portugaise, Florbella, responsable du musée.

Elle parle français et m’éclaire sur bien des points obscurs de la lutte d’indépendance dont elle historienne. Tout y passe : le marxisme, le maoïsme, Fidel et le Che, les techniques de la guérilla, les liens des résistants timorais avec ceux d’Angola et du Mozambique, la lâcheté de l’ONU à l’époque.
Mais aussi les rapports de force entre clans, le rôle majeur et ambigu selon elle d’un des deux grands leaders, longuement emprisonné à Jakarta, où il reçut la visite de Nelson Mandela, Xanana Guzmao, qui fut plus tard le premier président de la République démocratique du Timor-Leste, puis son Premier Ministre. « Xanana », comme tout le monde dit ici a toujours un portefeuille de ministre, mais à 73 ans, ne joue plus de rôle majeur, du moins dans la sphère publique.…Florbella évoque aussi l’importance du prix Nobel de la Paix remis à l’autre héros de la résistance, Horta, et à l’évêque     .


3.06.
Avec Lurdes, nous avons pris l’initiative de louer une camionnette climatisée. Sur son plateau un scooter en prévision de mes déplacements autour de Tutuala.

Départ à 7h30. Le plein. Puis nous roulons sans désemparer.

Routes dans un état lamentable, ce que j’avais compris lorsque je m’étais étalé sur la chaussée la première fois, quelques jours avant Noël dernier, mais là, cela dépasse l’imagination. La saison de pluies est passée par là. Neuf heures pour franchir 240 kms. Epuisant. Chaque erreur se voit sanctionnée. Le scooter s’affale par deux fois.

Finalement, nous débarquons à LosPalos, considérée comme la capitale de la région de Lautem, peuplée surtout de Fataluku. Mais on y parle d’autres langues, outre le tetum national et l’indonésien. Et sommes chaleureusement accueilli par Aurora, la demi sœur de Lurdes et le beau-frère de celle-ci, Julio Canto.

Maison étrange, grande, totalement inachevée – le sera-t-elle un jour ? – les parpaings à nu, lumière glauque jour et nuit, des sacs de ciment en guise d’escaliers.

Une certaine désolation mais la bonne humeur des uns et des autres, la présence des enfants, José, 14 ans et Neka, 13 ans, - ils sont les petits derniers d’une fratrie de six – et de leur petite-fille, Graziela la bien nommée, me fait oublier le piteux décor.

Lurdes fait en sorte de briefer son beau-frère à propos du projet. Celui-ci a trouvé la solution : pour être certain de ne rien oublier, il filme tout avec son smart phone…

A la fin du dîner, nous avons écouté Julio dans un silence religieux.

Toute la famille Canto vit donc à LosPalos, la plus grosse agglomération de la région de Lautem, dominée par la population fataluku. Ils sont généreux, cultivés et ne vivent pas dans l’opulence, loin s’en faut.

Julio est un homme toujours sous tension, toujours à vouloir bien faire, à aider.

Il fut un des chefs du maquis de la région durant l’invasion indonésienne et réussit à survivre grâce me confia-t-il à une volonté de fer et une grande foi dans cette résistance qui s’apparente fort à la nôtre.

C’est ainsi qu’il échappa à une embuscade, contrairement à ses compagnons d’armes qui furent tous fusillés par l’ennemi. (Il faut préciser ici que le président de l’Indonésie et dictateur Suharto – à ne pas confondre avec son prédécesseur, Sukarno – décida d’envahir la partie orientale du Timor, lors même que les Portugais, après la révolution des œillets de 1974, envisageaient de remettre les clés du pays aux Timorais de l’est, après avoir occupé ce pays durant cinq siècles.

L’invasion indonésienne commence en 1975. Elle durera jusqu’en 1999. Elle a toutes les caractéristiques d’un génocide. Des dizaines de milliers de résistants y laissèrent la vie, mais aussi probablement deux cent mille civils. Le nombre de femmes tuées après avoir été violées, d’enfants passés par les armes défie l’entendement. Une guerre dont personne ne parlait à l’époque comme j’ai pu le vérifier, sinon, en France, des journaux comme Le monde diplomatique. Et la diplomatie internationale justement fut en cette monstrueuse affaire exécrable, Etats-Unis en tête.

Julio poursuit son récit.

Il dut ensuite vivre seul, isolé dans la montagne pendant trois mois. Et survit grâce à son moral. Il ne dit rien – pas le genre d’homme à se plaindre – mais je devine à son regard, à celui d’Aurora, que l’épreuve fut de taille.

Il nous raconte ensuite un autre épisode dramatique.

Un combattant avait une femme et deux enfants qui étaient tous trois malades. Julio et d’autres responsables prirent la décision de les mener auprès de l’ennemi pour qu’ils soient soignés. Ce qui fut fait. Mais l’homme, qui était « faible » - comprenez sans cette foi, ce courage qui habitait la plupart des résistants - y perdit la vie.

La troisième histoire m’a bouleversé.

Comme je demandais à Julio si je pouvais rencontrer une tisserande nommée Joanina Marquès, il me dit, avec les yeux brillants, qu’elle fut l’une des résistantes de LosPalos et l’héroïne avec six autres camarades, parmi lesquels Julio, d’un acte inouï.

Un jour qu’un peloton d’une vingtaine de résistants se cachait dans la montagne, tous se trouvèrent piégés par l’ennemi en nombre très supérieur. Celui-ci se déploya en les enfermant dans une nasse, s repoussant en contrebas, vers une falaise.

Certains des résistants tentèrent une diversion. En pure perte. Tous furent abattus. Ne restaient que sept combattants.

Ils se rapprochèrent les uns des autres jusqu’à touche-touche, puis se prirent par les mains et avancèrent au bord de falaise.

Et tous ensemble sautèrent en visant de grands arbres en contrebas.

Des arbres qui mesuraient au moins quinze mètres de haut selon Julio.

Tous tombèrent sur la canopée, comme sur un matelas, - Julio mime le rebond - le choc étant amorti par les branches et les feuilles.

A peine au sol, chacun des sept se releva. Aucun d’entre eux n’avaient de fracture, tous étaient sains et saufs.

Alors Julio, avec le sérieux qui le caractérise, me dit : « Ne crois pas que c’était un miracle. Non. C’est parce que nous étions tous forts, contrairement au camarade qui s’est fait descendre par l’ennemi. Seule la force peut nous sauver ». (Il s’exprime en portugais ; Lurdes traduit en anglais.)
Julio revint alors sur sa première histoire. Il avait oublié de me dire qu’il avait échappé à plusieurs balles, l’une d’entre elles avait d’ailleurs cassé en deux le bâton de bambou qu’il portait près de son flanc gauche. La force, encore et toujours.

(...)

publié par Association France Timor Leste @ 7:09 AM,

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